0    1    2    3    4

    


3ème PARTIE
LE SANTO DAÏME : RITE DE L'ORDRE

Dans cette partie, nous irons examiner l'aspect du rituel, l'action engendrée dans le contexte mythico-social contenu dans son principal agent, et dans la musique comme forme d'expression.

Avant tout, il faut souligner que nous appréhendons les rituels comme des mouvements qui déplacent la vie sociale et, en conséquence, la société (societas) vers sa structure, son ordonnancement, selon la pensée de Turner (1974:245)qui définit la société comme un état de tension entre la structure (ordre) et l'anti-structure ("communitas").

"Un commentaire final: La société (societas) ressemble davantage à un processus qu'à une chose, un processus dialectique avec des phases successives de structure et de "communitas". Il semble avoir un besoin humain de participer aux deux modalités, s'il nous est permis d'employer un terme si controversé. Les personnes affamées, dans une de deux phases au cours de leurs activités journalières, la chercheront dans le rituel. Les individus structurellement inférieurs aspirent à la supériorité symbolique structurelle dans le rituel; les structurellement supérieurs aspirent, symboliquement, aux "communitas" et se soumettent aux pénitences pour les conquérir.

Ces rituels ne sont pas des rituels d'inversion, comme c'est le cas du carnaval ou les rituels de rébellion dans le Sud-Est de l'Afrique où nous percevons le déplacement de l'équilibre structurel communitas vers cette dernière. Nous pensons que les rituels du Santo Daïme correspondent au déplacement du système vers sa structure en renforçant l'ordre cosmologique, intensément vécu, en quittant son état latent, inconscient, pour se manifester pendant le rituel.

D'autre part, l'ordre interne est réaffirmé par l'engagement de chacun dans la performance à se soumettre aux impératifs de l'Empire Juramidam, en sa praxis, pendant le rituel où le fidèle croit recevoir les "enseignements" et principalement l'ordonnancement symbolique qu'il croit efficace parce qu'il purifie et débarrasse les canaux invisibles des néophytes, menant tout le système vers une ascèse symbolique ou, avant tout, vers l'ordre comme l'affirme Mary Douglas (1966:12). "La saleté offense l'ordre. L'éliminer ce n'est pas un mouvement négatif, mais un effort positif dans le but d'organiser l'environnement."

Cet ordre est exprimé par l'organisation militaire du rite, tel que le port de l'uniforme, assimilant les membres à des soldats du Santo Daïme et aux Reines de la Forêt ainsi que la communauté du culte à un bataillon comme nous l'avions signalé dans la partie 3.2, le maître occupe le rang du Général Juramidam.

Cet aspect de l'ordre est aussi exprimé par l'emploi d'expressions militaires telles que "état major", "officiers de la maison", "hors forme", "commandant", désignant le responsable des "travaux" et de la remise de l'insigne de la doctrine du Santo Daïme (l'étoile à six pointes).

Tout cela renforce notre affirmation que les rites du Santo Daïme sont des rites d'ordre dont s'imposent deux éléments structurants: la cohésion hiérarchique (Jura+midam) et l'harmonie (écologique) avec la forêt à travers la mobilisation d'entités protectrices qui ont leur origine dans le milieu.

Il convient d'observer que le rituel a fonctionné des années durant avec une hiérarchie explicite affichée sur l'uniforme: d'après le nombre d'étoiles y figurant, le rang du "frère" était supérieur. Maître Irineu, toutefois, bien avant son trépas (environ 15 années) a mis tout le monde au même niveau.

Des anciens racontent "que les gens étaient connus par "division", il y en avait qui affichaient jusqu'à neuf étoiles, mais alors il y avait aussi beaucoup d'incompréhension car ceux qui possédaient plus d'étoiles voulaient massacrer ceux qui en avaient moins, c'est alors que le Maître a supprimé les rangs. Tout le monde est devenu pareil".

L'ordre apparaît également dans la séparation entre hommes et femmes à l'intérieur de l'église, signifiant que cette séparation est un principe d'ordonnancement symbolique des activités communautaires, comme le démontre ce passage d'un texte théologique de leaders de la doctrine:

"L'emplacement au Bal" où les hymnes sont joués, chantés et "ballés", rythmés par le maraca, révèle aussi la tessiture sociale de la communauté. Hommes et femmes, garçons et filles, célibataires et mariés, "padrinhos", jeunes et vieux, occupent tous un lieu qui tend à se fixer. Pendant un moment, le débutant cherche sa place dans les rangs et cela correspond à trouver sa place dans la communauté. Avec le temps, le mûrissement et l'apprentissage, la personne revêtit l'uniforme et assume un poste dans le rituel, elle fixe un maillon dans la chaîne".

Ce rituel ne doit pas être considéré comme un rite de passage dans les termes proposés par Arnold Van Gennep dans son livre Rites de passage (1977) - ce sont des rites qui marquent tout changement de position sociale, de lieu, d'état ou d'âge - nous pouvons, néanmoins, pour mieux les comprendre, utiliser leur structure triadique, à savoir: séparation, marge et agrégation.

Pour les fidèles, le rituel commence par une préparation (interdit sexuel, diète et conscience de l'acte à être assumé) ce qui éloigne l'attention du fidèle des ses activités les plus ordinaires. Dans les termes de Van Gennep, cela correspond à la phase de séparation. La phase de "performance" rituelle qui réunit les fidèles de quatre à dix heures, c'est la phase de la marge. Une fois le rituel finit, les acolytes reprennent leurs activités séculières. C'est le moment de la reagrégation.

Dans les rites du Santo Daïme, les membres revêtus de l'uniforme ont l'obligation de composer la "chaîne" c'est à dire de rester à leur place pendant le travail en chantant, et en étant attentifs; autrement dit, ils doivent participer activement du rituel.

Alex Polari qui raconte ses expériences personnelles avec l'ayauasca dans son " Livro das Miraçoes" (Livre des Visions) (Éditions Rocco, 1984 BR.) Fait des considérations pertinentes sur la "chaîne' dont les termes nous reproduisons ci-dessous:

"La syntonie dans la chaîne est un couteau à deux tranchants, parfois, quant elle est en harmonie, elle nous remplit de ce que nous fait défaut. D'autres fois, quand quelqu'un commence à être confus, son malaise gêne les autres et ceux qui restent fermes doivent déplacer leurs énergies pour secourir celui qui faiblit".

Pour celui que ne revêtit pas l'uniforme, cette participation est facultative. on doit., néanmoins, rester dans l'espace du temple correspondant à son sexe, respecter les gardiens, ne pas croiser ni bras ni jambes et rester dans l'espace rituel (temple ou "terreiro") jusqu'à la fin de la séance.

Étant donné tous ces aspects, l'événement rituel renferme une force qui agit sur les participants tant à l'intérieur qu'à l'extérieur, et les fait vivre une expérience de contrainte, ce qui d'ailleurs RadcliffeBrown (cité par Tambiah) a accentué au sujet de la danse d'Andaman, et Tambiah d'affirmer que ceci peut être appliqué à la plupart des rituels collectifs.

Quelques exercices marqués par le rythme soumettent ceux qui sont en train de danser à son influence en les contraignant, en les obligeant à se rendre à lui, tout en permettant qu'ils dirigent et maîtrisent les mouvements de leurs corps et de leur mental".

"Au fait ceux qui résistent à se soumettre à cette influence de contrainte, probablement ils souffrent d'une inquiétude accentuée et désagréable par rapport à l'expérience de contrainte, d'une espèce particulière, agissant sur quelqu'un qui cède, celui-ci vit le plaisir du lâcher-prise.

La particularité de la force en cause, c'est qu'elle agit sur l'individuel de l'extérieur (comme une réalisation collective) et de l'intérieur (depuis l'impulsion de céder qui provient de son propre organisme - Tambiah: 2 et 3).

D'autre part, Mauss se réfère à cette force comme la force efficace du rituel :

"De la même manière que dans une pratique médicale, les mots, les obserations rituels ou astrologiques, les enchantements, sont magiques; ici gît des forces occultes, des esprits et il règne tout un monde d'idées qui font que les mouvements, les gestes rituels sont considérés comme porteurs d'une efficacité bien spéciale, différente d'une efficacité mécanique. Il n'est pas concevable que l'effet sensible des gestes ait le seul effet. Celui-ci dépasse celui-là et normalement ce n'est pas du même ordre; par exemple, on provoque de la pluie en agitant l'eau d'une fontaine avec un bâton. Les rites ont quelque chose de particulier, ce qui permet de les nommer d'actes traditionnels ayant une efficacité "sui generis" (Mauss 1974:49).

Tambiah cite à nouveau Racliffe Brown quand il se réfère aux découvertes de la psychologie "récente" (1914): "ce qui était considéré comme émotions esthétiques dépend largement de notre sensibilité musicale, en tant que mouvement, les sons ne sollicitent pas exclusivement que l'oreille, mais font appel à des images motrices inconsciemment rangées"(1979:3).

Le rituel, par ses multiples agents (musique, danse, cantiques et boisson), établit une relation particulière avec les participants, (puisqu'il renferme une force efficace) qui sensibilise tous les sens et les entraîne vers d'autres dimensions de signifié dans l'espace et le temps.

L'appréciation de Leach sur les rituels(1970:16)est intéressante: "Les performances" rituelles ont la fonction, pour le groupe participant, d'un tout: Elles rendent, momentanément, explicite ce qui autrement est fiction".

C'est dire que la pratique rituelle donne l'existence sociale au monde cosmique-spirituel; liée à un système idéologique dont l'idée principale est "l'Empire Juramidam" et que, cette performance rituelle, est intensivement vécue dans ce monde.

Il est important d'avoir à la pensée l'idée développée par Tambiah sur les rituels comme des actes de jeu. Des séquences sont jouées dans un contexte variable, formé par les expectatives individuelles et collectives qui entretiennent le jeu de ce rite spécifique.

"Il est nécessaire, pour autant, de rappeler que les festivals, rituels cosmiques, rites de passage, bien que proscrits, sont toujours ouverts vers la signification contextuelle. Des composantes variables entourent le centre invariable de beaucoup de rituels"(1974:4).

Nous allons examiner avec plus d'attention quelques aspects du rituel soulevés par Tambiah: "Rituel est un système de communication symbolique, culturellement construit. Il est constitué de séquences et d'actes standardisés, ordonné et fréquemment exprimés par de multiples agents, dont le contenu et classification sont caractérisés par divers degrés de formalités (conventionnalisme) stéréotypie (rigidité), condensation (fusion) et redondance (répétition) (1979: 10).

Ce rituel spécifie des règles de comportement, comme des séquences des événements. Le hinario, qui va être chanter toute la nuit, a une séquence pré-établie: les hymnes se succèdent dans l'ordre dans lequel ils ont été "reçus".

Le hinario du "maître fondateur" comporte une partie où est réalisée une confession qui est déjà déterminée dans la suite des hymnes (hymne n. 17) et n'est faite que 4 fois dans l'année; d'autres part, il existe des normes rituelles qui orientent les comportements rituels de la Doctrine du Santo Daïme.

Un autre point mérite notre attention, c'est la notion du temps de ce rituel qui rompt la linéarité du temps normal, en se plaçant sur un temps synchrone.

Les "hinarios" officiels ont une durée de huit à dix heures, période dans laquelle l'Empire Juramidam prend une existence sociale, et les hymnes, répétés au fil des heures, expriment les valeurs culturelles et spirituelles en revivant intensément, intentionnellement et émotionnellement la cosmologie mythique de la doctrine.

Tambiah affirme aussi que :

"Dans plusieurs rites de passage, de cure et de possession médiumnique, la cosmologie est réalisée de manière répétée et les archétypes constamment réitérés afin d'obtenir le double exploit: celui de projeter le temps mythique(Eliade, 1959,20) et de ramener le royaume divin supérieur ou les moments du commencement, dans le monde humain présent, afin d'obtenir la purification et le changement avec la puissance morale"(1974:14).

Ce temps mythique est le temps synchrone structurel, qui relativise le temps linéaire. Celui-ci est arrêté, donnant lieu au temps éternel, ancestral-, l'espace-temps des envols chamaniques.

Leach dans son article sur la représentation symbolique du temps(1974), alerte sur les gênes causés par l'irréversibilité du temps:

Le temps", dit Whithehead, est la pure succession de durées d'époques: il coule et coule(whithehead, 1927, pag.158)malgré ça il faut reconnaître que cette irréversibilité du temps est fort désagréable du point de vue psychologique. En réalité, les dogmes religieux sont partout dans le monde en relation avec la négation de la "vérité" ultime de cette expérience de sens commun(p.206).

A la page 207, Leach compose un diagramme qui représente le flux total du temps. Du point de vue de Durkheim, la séquence totale comporte quatre phases distinctes ou des "états de la personne morale".

DIRECTION DU FLUX DU TEMPS

PHASE A - Rite de sacralisation ou de séparation. La personne morale est transférée du monde séculier-profane au monde sacré, elle "meure.

PHASE B - L'état marginal. La personne morale est une condition sacrée, une espèce d'animation en suspension. Le temps social ordinaire s'est arrêté.

PHASE C - Rite de désacralisation ou d'agrégation. La personne morale est ramenée du monde sacré au monde profane; elle renaît, le temps séculier redémarre.

PHASE D - Cette phase est celle de la vie séculière normale, l'intervalle entre les festivals successifs.

La répétition des hymnes a une fonction analogue aux exercices de méditation bouddhiste. C'est à dire celle d'atteindre l'état de détachement mental(Maha Boona 1976:32, cité par Tambiah, p.32)but des mantras de l'hindouisme, moyen de méditation et de concentration ou encore comme instrument thérapeutique dont le but est de provoquer le changement de l'état mental.

Il est intéressant de citer une fois encore Tambiah, dans la conclusion de son analyse sur le rite d'exorcisme Cingalais et qui peut être appliquée aux rites que nous sommes en train d'analyser.

Le but de ce rituel comme de beaucoup d'autres, est d'éprouver, à travers des expériences, la plausibilité et la médiation d'autres royaumes du cosmos lesquels peuvent envahir le royaume humain pour le bien ou pour le mal, cela dépendant de leurs valeurs éthiques"(idem: 42).

Nous ajouterons que ces rituels, joués, finissent momentanément l'ambiguïté entre le monde des dieux et le monde des hommes, la vie et la mort, le rêve et la réalité, Jésus et le Christ, Raimundo Irineu Serra et Juramidam ou n'importe quelle ambiguïté qui puisse s'établir entre ici (terre) et là (le monde des esprits).

En concluant, nous revenons à notre pensée initiale selon laquelle ces "performances" rituelles sont des ordonnancements, et en tant que tel, elles ont un effet structurant, impliquant la discipline, la contrainte, la formalité, la stéréotypie, la redondance etc.


      

0    1    2    3    4

    


Grenouille Grenouille
Linux addicted Conçu pour Firefox Dernières nouvelles Powered by PHP Conforme HTML 4.01

z4_p11_/textes/riteordre/riteordre3_php